3.7. Quand a commencé la Grande Guerre Patriotique ?
Le salut est venu, mais pas là où Staline l’attendait. La miraculeuse délivrance vint de l’ampleur des pertes. Le leader du peuple en fut tellement choqué qu’il ne put même se retenir d’en faire état publiquement. Il est vrai qu’ensuite il reprit rapidement ses esprits et n’en reparla plus jamais à haute voix. Mais en novembre 1941, alors qu’il participait à une réunion solennelle consacrée à l’anniversaire de la Révolution d’Octobre, Staline dit soudain la vérité : « La sotte politique d’Hitler a transformé le peuple d’URSS en l’ennemi juré de l’Allemagne actuelle ». Dans ces mots est clairement et brièvement formulé le principe par lequel une petite bagarre de brigands entre deux dictatures sanglantes est devenue en fin de compte la Grande Guerre Patriotique du peuple soviétique.
Car Hitler commit une longue suite d’erreurs incroyables au moment même où la victoire sur l’empire stalinien était entre ses mains. La première et la principale erreur fut l’orientation stratégique de la guerre vers un écrasement militaire total de l’ennemi. 150 divisions allemandes ne pouvaient occuper le pays de Brest à Vladivostok et de Mourmansk à Ashabad. Si l’Union Soviétique pouvait être détruite, ce n’était que par implosion (ce qui se produisit réellement un demi-siècle plus tard), et le but de cette opération militaire aurait pu être d’initier cette implosion. Mais Hitler, ce narcisse fanatique et prétentieux, se croyant lui-même l’instrument de la Providence, ne put (ou ne voulut) comprendre une vérité si évidente. Toutefois, indépendamment des plans initiaux des responsables hitlériens, le processus de décomposition de l’état soviétique suivit un rythme croissant.
Dans les républiques de la périphérie de l’URSS (la Baltique, l’Ukraine occidentale, et plus tard le Caucase Nord et le Kouban) a commencé une rebellion armée à grande échelle. Une grande partie de la population des régions du centre du pays accueillit les Allemands sans fleurs, mais avec un mélange de méfiance et d’espoir. Au début de l’automne déjà les Allemands avaient capturé un million et demi d’anciens soldats de l’Armée Rouge. En septembre-octobre 1941, ce chiffre fut multiplié au moins par deux. Ce fut en fait un énorme « contingent de conscrits », avec un commandement, des spécialistes militaires de toutes sortes et une immense quantité d’armes, des carabines aux tanks KV super-lourds, qui ne disparurent pas sans traces mais restèrent sur les territoires contrôlés par la Wehrmacht.
Les généraux de la Wehrmacht qui observaient de près la situation de l’Armée Rouge et des camps de prisonniers s’adressèrent immédiatement à Hitler pour proposer de profiter de cette situation unique dans le but de sortir au plus vite de cette guerre avec l’URSS. Il était tout à fait réaliste de tenter de répéter l’expérience de 1917-1918 quand l’Allemagne, soutenant le changement de pouvoir en Russie, conclut avec le nouveau gouvernement les Accords de Paix de Brest et se retrouva ainsi « les mains libres » pour pouvoir attaquer sur le front de l’ouest.
Sur les ruines de l’Union Soviétique, des « états indépendants » unis de l’Allemagne hitlérienne, comme la Slovaquie ou la Croatie, auraient pu être créés. Ils auraient fourni à la Wehrmacht des vivres, des matières premières pour l’industrie militaire, des auxilliaires militaires formés. Cependant Hitler – dont le cerveau malade mélangeait étrangement le délire raciste de « l’infériorité des slaves » à une peur du géant de l’est – répondit qu’il n’avait pas besoin de « sous-hommes » slaves, et il demanda à la Wehrmacht d’éliminer simplement et rapidement l’Armée Rouge. Il arrêta ensuite complètement de répondre. Quand le commandant du groupe de l’armée du « Centre », le général-feld maréchal von Bock transmit à Berlin son projet de créer une « armée de libération » de 200 000 volontaires et de former un nouveau gouvernement russe à Smolensk, son rapport lui fut renvoyé en novembre 1941 avec une annotation de Keitel : « On ne discute pas de telles idées avec le Führer ».
Pour les lecteurs distraits ou aux idées préconçues, laissez-moi éclaicir les choses : tout ce qui précède n’est pas le récit nostalgique d’un « ça aurait été mieux si... ». Ce n’est que la triste constatation que les choses auraient pu être encore pires qu’elles ne le furent en réalité, bien qu’il semble que le pire ait pourtant été atteint. Dans le feu d’une guerre mondiale il n’y a pas de place pour le compromis, et la défaite de Staline aurait sans doute signifié une montée en puissance colossale d’Hitler qui aurait alors pu profiter des immenses réserves de matières premières du pays le plus riche au monde, et de millions de travailleurs obéïssants et habitués à tout. Le régime qui aurait pu être instauré sur le territoire délivré des communistes, ne se serait certainement différencié du régime stalinien que par la couleur du drapeau et les inscriptions sur les portes des bureaux des dirigeants. D’ailleurs, il est probable que les noms de ces dirigeants seraient restés les mêmes...
Par bonheur pour l’humanité, Hitler a laissé passer son unique chance. Il ne tenta même pas de « faire passer la pillule » en présentant son agression contre l’URSS comme « une campagne de libération ». Les prisonniers de l’Armée Rouge furent rassemblés comme du bétail sur d’immenses plaines cerclées de barbelés et ils furent décimés par la faim ou la dyssentrie. Encore mieux que tous les porte-parole du parti, les leaders fascistes montrèrent et démontrèrent aux soldats de l’Armée Rouge que la reddition ne les sauverait pas de la mort. Commencée à l’initiative du commandement de l’armée, la libération des soldats soviétiques prisonniers de nationalité non-russe (ukrainiens, lituaniens...) prit fin le 13 novembre 1941. Ensuite arriva un hiver précoce et rigoureux qui vit la mort des deux tiers des prisonniers en 1941, de froid, de faim ou de maladie.
Avec une clarté sans ambivalence, l’administration d’occupation démontra à une population abasourdie qu’il était temps d’oublier la formule « les Allemands sont un peuple civilisé » et qu’il fallait s’habituer à un « ordre nouveau » qui parut encore plus simple que l’ancien : c’est-à-dire la fusillade immédiate pour la moindre faute. Avec une provocante sincérité, on expliqua à la population que servir les représentants de la « race supérieure » devait devenir l’unique but de l’existence de ceux auxquels on avait laissé la vie. Il ne fut pas permis à tous de survivre. Les scènes cauchemardesques du génocide des Juifs, les massacres de masse des prisonniers de guerre, les exécutions d’otages, les châtiments publics... Tout ceci choqua la population des régions occupées. Et même ceux qui, à l’été 1941, accueillirent l’invasion allemande avec l’espoir d’un changement positif furent horrifiés et réalisèrent qu’il serait impossible de vivre sous cet « ordre nouveau ».
Oui, bien sûr, les tracts que les avions allemands jetaient par millions promettaient aux soldats de l’Armée Rouge de bonnes conditions de détention et un retour chez eux après la fin de la guerre. Mais le « téléphone arabe » fonctionna, et avec une efficacité étonnante. Ainsi de jour en jour et de mois en mois, des millions de gens commencèrent à comprendre que la guerre pour laquelle ils devaient combattre et mourir n’était pas une guerre au nom de la libération de leurs « frères de classe » de Zanzibar ou d’ailleurs, ni au nom du triomphe final de « l’enseignement éternel de Karl Marx », mais simplement pour qu’eux-mêmes, leurs familles et leurs enfants puissent vivre et espérer un avenir meilleur.
C’est à cet instant que débuta la Grande Guerre Patriotique.
Ne simplifions pas. La vie de plusieurs millions d’êtres humains est infiniment plus complexe que n’importe quel schéma. La formule proposée plus haut (« l’empire renforcé par la terreur et dirigé par la terreur ») bien qu’elle reflète la dominante majeure de l’état stalinien est une simplification de la réalité. La phrase poétique : « tout le peuple soviétique, comme un seul homme » n’était vraie que dans les chansons. La société soviétique était extrêmement hétérogène. Accomplir la tâche d’une modernisation industrielle forcée par le seul creusement de canaux (ou encore le vol de technologies occidentales) n’était pas possible. L’époque de la modernisation donna naissance à une « armée » de millions de jeunes et d’enfants des couches inférieures de la société, énergiques et ambitieux, auxquels la révolution ouvrit la voie vers le sommet de l’échelle sociale. Pour ces jeunes ingénieurs, aviateurs et poètes, le pouvoir soviétique était « notre pouvoir soviétique natal ».
C’était une génération étonnante qui, en 10-15 ans parcourut le chemin des isbas de bois aux toits de chaume et de terre dans lesquelles vivaient leurs parents, aux salles de cours des universités de la capitale ; des amphithéâtres étudiants au cabinet de directeur d’une grande usine. La grande mobilité sociale, la sensation grisante que « le temps des contes était devenu réalité » étaient une « hallucination sociale » plus puissante que le confort matériel en tant que tel. Staline le comprit et soutint savamment les « tempêtes et les passions » de la jeunesse soviétique, utilisa habilement les jeunes arrivistes ambitieux pour approvisionner continuellement le renouvellement des cadres des étages supérieurs de la pyramide du pouvoir. Toute la puissance de la machine de propagande de l’état totalitaire était dirigée vers la formation dans la jeunesse soviétique du sentiment d’un avenir radieux, proche et palpable auquel « dans notre pays tous les chemins menaient ». Cette couche extraordinairement active, bien que relativement peu nombreuse, devint le « réservoir du commandement principal » qui, au moment critique, aida à préserver l’état stalinien de la désintégration complète.
Enfin, l’auteur ne propose pas de résumer l’histoire de la guerre au seul aspect sociologique ni à sa dimension psychologique. Il ne faut pas oublier que l’armée tenait sur autre chose que « l’opinion du peuple ». Elle était aussi fondée sur les ordres et la discipline. Le rôle des responsables militaires est énorme et là où les chefs et les commissaires aux armées purent maintenir l’ordre et le commandement, ils purent préserver leurs soldats de la contagion du sentiment général de panique et c’est face à eux que l’ennnemi rencontra une résistance acharnée déjà lors des premiers combats. On trouvait de tels divisions, régiments, bataillons et batteries sur chaque parcelle du front. Des dizaines de milliers de combattants et de commandants de l’Armée Rouge commencèrent leur Grande Guerre Patriotique à l’aube du 22 juin 1941, au commencement de la guerre. Se trouvant au milieu du chaos de la débandade, sans voisins, sans lien avec l’arrière et sans espoir de rester en vie, ces batteries et ces bataillons ne se livrèrent sous aucun prétexte et obligèrent les Allemands à briser leur ordre militaire. Encore et encore, ils brisèrent le rythme de l’invasion et ébranlèrent l’orgueil de l’ennemi.
Une mort dans l’ombre attendait les héros anonymes des premiers jours de la guerre, ne sachant pas s’ils avaient pu servir la Victoire au prix de leurs vies. La majorité de ces soldats ne reçut ni médaille, ni décoration ni même de pierre tombale. Mais ce sont eux qui, par leur sacrifice, sauvèrent le pays. Ils gagnèrent un temps précieux, indispensable pour qu’un changement profond puisse se produire dans l’opinion du peuple envers la guerre. Nous n’oublierons pas l’énorme préparation matérialo-technique de l’Armée Rouge, ni la quantité et la qualité de l’armement soviétique. Un unique peloton (trois unités) de tanks KV super lourds pouvait attaquer et écraser une colonne mécanisée de la Wehrmacht, voire même toute la garnison d’un bunker permanent, protégé derrière des murs de béton armé. Un peloton pouvait joncher toute la rive d’une rivière frontalière des corps de soldats allemands.
Enfin, nous ne pouvons pas ignorer le facteur géographico-naturel. Nous ne pouvons pas surestimer ni nier complètement le fait que les immenses espaces de la Russie avalèrent et éliminèrent l’armée des envahisseurs. Pour Napoléon, ce fut facile. Son armée étirée en une ligne marcha jusqu’à Moscou. La Wehrmacht commença l’invasion sur un front allant de Kaunas à Przemysl (environ 700 km) et, vers la fin de la guerre, les combats continuaient de Tikhvin à Rostov-sur-le-Don (1600 km). Les communications de l’armée allemande s’étirèrent continuellement. Chaque projectile et chaque litre de carburant devait franchir une distance de 1500 à 2000 kilomètres avant d’arriver sur le front. Les Allemands n’atteignirent pas à la capitale. Les divisions de la Wehrmacht, affaiblies par les mois de combats, rampèrent jusqu’à Moscou dans un dernier souffle. Là, dans les champs enneigés, les restes frigorifiés de l’Armée de l’Est furent réduits au dixième par les troupes fraîches de l’Armée Rouge, transférées de Sibérie et d’extrême-orient.
Notre ouvrage arrive à sa fin. Il ne reste plus qu’à répondre à la question qui constitue le titre de notre dernier chapitre. Evidemment nous ne pouvons établir une date exacte pour ce « Grand Revirement ». Il n’y a pas « d’interrupteur » qui serait capable en un instant de réaliser un tel bouleversement dans la conscience d’une population multiethnique si nombreuse. Et pourtant nous pouvons et devons donner quelques critères et repères temporels.
Ouvrons de nouveau l’ouvrage statistique Ôter le sceau du secret. Cette fois à la page 152. Nous y trouvons un tableau des pertes irrévocables (nombre de tués et de portés disparus) et sanitaires (blessés et malades) de l’armée en question, avec une division par trimestres pour chaque année de la guerre.
La triste expérience de la majorité des grands conflits du XXème siècle montre qu’il existe une relation assez stable entre le nombre des tués et des blessés : un pour trois. Pour un tué, on compte trois blessés (les pertes de la Wehrmacht en 1941 furent de cet ordre). Par conséquent, en situation de « guerre normale » (pardonnez le cynisme de l’expression) la part des pertes sanitaires devrait représenter 75% des pertes totales. Plus précisément, elle doit atteindre plus de 75% puisqu’en plus des blessés il y a les malades qui furent nombreux chez ces hommes ayant connu pendant des mois la saleté, la faim et le froid.
Et que nous montre le tableau de la page 152 ?
Au troisième trimestre 1941 (c’est-à-dire les trois premiers mois de la guerre), la part des pertes sanitaires était de 24,66%. En d’autres mots, la relation entre les pertes irrévocables et sanitaires n’était pas de 1 pour 3 mais de 3 pour 1. C’est un prodige monstrueux qui s’explique par l’immense quantité de prisonniers et de déserteurs (qui représentaient la plus grande partie des pertes irrévocables de l’Armée Rouge à l’été 1941), ainsi que par les malades abandonnés à l’ennemi que l’on ne ramena pas à l’arrière et qui, par conséquent, ne figurèrent pas sur la liste des « pertes sanitaires ».
Au quatrième trimestre 1941, la part des pertes sanitaires a presque doublé : 40,77%. Une telle proportion était encore bien loin de la situation normale pour une armée en guerre mais, néanmoins, le changement est évident.
Au premier trimestre 1942, 65,44%. C’est presque « la norme ».
Aux deuxième et troisième trimestres 1942, respectivement 47,48% et 52,79%. Les Allemands levèrent de nouvelles forces et de nouveau se jetèrent à la poursuite de colonnes de milliers de prisonniers des « chaudières » de Kerch et Kharkov. Mais notons que la situation tragique et infamante de l’été 1941 ne se répéta plus.
Fin 1942, la part des pertes sanitaires arrive presque à la « normale » avec 67,25%. Plus tard, jusqu’au mois de mai victorieux de 1945, nous trouvons de tels chiffres : 79, 75, 76, 77, 79, 78%... Le changement qualitatif de principe dans la structure des pertes éveille certains doutes. Le passage de 3 pour 1 à 1 pour 3 ne peut être expliqué par l’imprécision des mesures statistiques. Nous sommes en présence d’un changement qualitatif dans la structure de l’armée qui s’est produit entre 1942 et 1943. L’armée a cessé de « prendre la fuite », et en conséquence le nombre de prisonniers et de déserteurs est descendu jusqu’à un pour cent des pertes totales.
Il va sans dire que ces chiffres peuvent être considérés comme seulement un des premiers indicateurs d’évaluation de la situation. Mais même en tenant compte de toutes les restrictions, le fait d’un changement qualitatif de principe dans le moral de l’Armée Rouge est évident et incontestable.
En résumant tout ce qui a été dit, nous pouvons définir le cadre temporel approximatif dans lequel a eu lieu le « Grand Revirement » ainsi : de l’automne 1942 à l’été 1943.